jeudi 1 mars 2007

#6 : stéphane meunier - projection

- Au bord des vagues. Trente ans d’ici. Et l’écume verdâtre et les mouettes.

- Il y a trente ans…

- Trente ans. Le cri des enfants qui jouaient au gré des immeubles. Et l’on se promenait sans surprise. Pas d’alarme. Un vent fort qui nous portait. C’est ce vent de la Mer du Nord. Plein d’iode, et il faut s’en remplir les poumons. Car il n’y en a pas à l’entour des terrils, de l’iode. Et ça aide à passer l’hiver sans encombre.

- S’il te plait…

- Oui. Nous nous promenions ta mère et moi. Et je préférais qu’elle me donnât la main, comme à chaque fois que l’on gambadait côte à côte. Mais jamais nos doigts ne se nouaient. Ou alors quelques secondes, puis sa peau furtive qui glissait. C’eût pu être une journée splendide. Le soleil puissant du matin l’annonçait. Midi approchait lorsque nous terminions la promenade ; nous avions marché longuement. Je vois encore ta mère qui se portait fièrement, de la dignité des pieds au visage. Son sourire comme une grimace, son sourire qui résonnait comme un piano désaccordé. Son visage d’une pureté factice, d’une netteté sans âme. Partir vainqueur, la tête haute. Moi j’aimais les dalles et les trottoirs ; elle préférait dominer la foule de ses airs arrangés. Des dents blanches, des dents à brosser trois fois par jour. Des mains à laver sans arrêt. Sa peau à polir, sa peau à désinfecter. Sa peau qu’on ne frôle sous peine de la salir. Puis il y avait ses mots. Des mots dénaturés, des mots rentables. Rien de gratuit, rien à offrir au vent. Des mots qui atteignaient mes tympans selon un tracé prédéfini. Je souhaitais pourtant qu’elle dît des mots que je n’eusse pu entendre, des mots hurlés à l’océan. Il n’y en eut aucun. Je le sais. Ses mots tendres comme des friandises à un chien qui s’assied. Ses mots tendres comme le taux d’intérêt d’un compte épargne. Cependant, elle restait belle et blanche comme une statue. Sur la potence, elle l’eût gardée, sa dignité. Sache aussi que je ne pensais pas cela alors. C’était avant que ne survienne cette femme.

- Cette femme…

- Midi. La promenade sur la digue terminée. Nous regagnions la voiture, garée dans un parking. Les parkings sont étranges à la Mer du Nord. Leur béton a quelque chose d’émouvant, parce qu’il est souvent bordé de dunes, dont le sable jaune se propage au gré du vent, insensiblement. Puis cette lumière tamisée, filtrée par d’épais nuages, dont on devine malgré tout la puissance originelle. Les parkings, à la Mer du Nord, ont en fait quelque chose de dramatique. Surtout par le temps qu’il faisait alors. Un temps ténébreux. Il semblait pleuvoir. Or, aucune goutte alanguie sur les dalles. Peut-être pleuvait-il au loin. Et lorsque j’ouvris ma portière, il faisait presque noir. Quelques rayons transperçaient les nuages pour s’évanouir un instant plus tard. Et c’est là, à cet instant, précisément…

- A cet instant…

- Précisément. Alors que je penchais la tête pour entrer dans la voiture, je fus arrêté dans mon mouvement ; je demeurai debout, derrière la portière, les yeux béants. Ta mère ne vit rien, elle se remaquillait. Il y avait, quelques places plus loin, une voiture dont on apercevait parfaitement la conductrice. Une femme relativement jeune ; la trentaine. Un spectacle unique. Ebouriffée. Paupières à moitié closes. Du maquillage qui dégoulinait avec les larmes jusqu’au menton. Les sanglots animaient tout son être. Des perles chaudes sans arrêt. Ses mains griffant son visage, ses doigts partiellement ornés d’un vernis rougeâtre. Je ne pensais rien, j’étais contemplatif. Et malgré moi, je crus deviner la cause de son état, lorsqu'elle s’empara nerveusement d’un téléphone. La sensation de l’objet froid posé contre son oreille semblait la détendre. Elle attendit quelques secondes, les yeux fermés. Puis, subrepticement, le blanc de ses yeux réapparut. Des mots sur ses lèvres, un sourire léger. Puis des mots qui insistaient, et les lèvres qui tremblaient à nouveau. Le téléphone qui glissa de sa main pour sombrer je ne sais où. Et les pleurs qui reprirent, plus tragiquement encore. Tout en sanglotant, elle tenta de se recoiffer et d’arranger son maquillage à l’aide d’un petit miroir. Cela ne changeait rien à sa détresse. Alors son sac à main qu’elle ferma d'un geste violent et nerveux. Elle s’apprêtait à sortir. Je gagnai rapidement mon siège, afin qu’elle ne remarquât pas mon indiscrétion. Mais mon regard ne put s’en détacher, et croisa le sien. On y devinait toute la détresse d'une âme, la force d’un destin tragique. Elle partit ensuite prestement vers la digue. Il y avait, sans doute, un homme derrière son chagrin.

- Mais, je ne comprends pas…

- Vois-tu, ta mère, durant ce court instant, m’adressait je ne sais quels reproches que je ne relevai pas. Ma distraction, mes cheveux mal arrangés. Alors qu’en face de moi, l’Authentique, la vérité des sanglots. La fragilité véritable. Puis, la carapace de ta mère. Ta mère au visage pâle, ta mère au teint effroyable. Ta mère qui n’aura jamais pleuré ni ri véritablement. Sa vie comme une longue calomnie, sa vie qui n’était pas la sienne. Elle s’offrait au regard des autres qu’elle croyait éblouir. Moi, le sourire en poche et les mains dans une boîte à sardines. Moi, je voulus alors une femme qui pleure. Avec des larmes et des sanglots partout sur le visage. Et après, peut-être, des sourires à nouveau. Jour d’armistice, jour des armes à rendre. Je décidai, vois-tu, de quitter ta mère.

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